L’ÉPIDÉMIE D’HÉROÏNE AU VERMONT

En patrouille avec les femmes et les hommes du Service de police de Burlington

PAR FREDERIC SERRE

Le lieutenant Art Cyr, l’agente aux projets spéciaux Kristin Olofson et le détective My Nguyen de la police de Burlington. PHOTO : Stéphane Brunet

Quelques instants après le début de la formation des rangs de 17 h 00, vous réalisez que les choses ont peut-être changé à Burlington, au Vermont, une pittoresque ville universitaire située à environ une heure de route de la frontière canadienne autrefois considérée comme sécuritaire. Et bien que cette ville de 43 000 habitants soit toujours aussi pittoresque et populaire auprès des touristes, elle a changé de manière stupéfiante, et ce récent changement est le résultat d’un coupable mortel : l’héroïne.

L’héroïne semble être associée à presque tous les incidents que le sergent Paul Glynn décrit lors de l’appel au quartier général de la police de Burlington tandis qu’il transmet le flot régulier de plaintes, de perturbations et autres problèmes signalés à la police au cours des dernières 24 heures. Les huit policiers sous ses directives pour l’équipe de nuit en cette humide soirée de juillet prennent tranquillement des notes tandis que le sergent parle en cliquant sur un ordinateur portable lié à un rétroprojecteur. Un berger allemand nommé André est allongé sur le sol dans un coin de la salle, mordillant un kong en caoutchouc rouge pendant que son agent canin lit ses notes.

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La campagne « Knock and talks» du Service de police de Burlington porte fruits. PHOTO : Stéphane Brunet

Paul Glynn leur a remis une feuille détaillant un incident particulièrement inquiétant. Ses agents en prennent connaissance et y voient un individu aux cheveux gras qui les fixe avec des yeux dénués de toute expression. Le ton de voix du policier expérimenté est neutre durant sa description du suspect à ses troupes, comme si plus rien ne pouvait désormais le surprendre ou le choquer.

« Aujourd’hui, un de nos répartiteurs a reçu un appel de l’ex-épouse de cet individu », dit-il. « Elle disait qu’hier et aujourd’hui, son ex-mari a publié des menaces sur Facebook, ainsi que  son désir de tuer et de mourir. Il souhaite se faire  arrêter afin de pouvoir tuer. Il informe également les gens de ne pas s’approcher à moins de six pieds de lui sinon ils seront poignardés. Il publie aussi son désir de se suicider aux mains d’un policier. On  peut lire sur sa page Facebook : « combien de temps un meurtrier doit-il attendre pour exercer son pouvoir? » Selon son ex, elle ne lui connait pas d’arme à feu, mais il garde des couteaux sur lui et possède une canne qui dissimule un couteau. Elle souligne également qu’il magasinait d’autres couteaux. Plus tôt ce matin, il a été vu promenant son chien sur la rue Church, complètement dévêtu. Plus tard, il a écrit dans Facebook qu’il était déçu que la police n’ait eu aucune réaction négative. »

« Apparemment, il était très déçu que ses souhaits ne se soient pas réalisés », dit le sergent Glynn, tandis que des rires diffus se font entendre dans la salle. « La police a recherché le suspect, mais en vain; restez donc à l’affut de cet individu, au cas où il serait dans le coin. »

« C’est à peu près tout », ajoute-t-il, alors qu’il laisse partir ses troupes. « Faites attention à vous et ne cassez rien. »

Et c’est alors que Police & judiciaire se joint aux hommes et aux femmes du Service de police de Burlington pour effectuer une patrouille exclusive de 48 heures qui nous a exposé, pendant une courte période, à la lutte que livre quotidiennement le Service de police de Burlington  contre les ravages de l’héroïne dans leur communauté.

* * *

Parce que le Vermont partage une frontière de 145 kilomètres avec Québec, ainsi que 15 postes frontaliers, il est considéré comme un des portails d’accès les plus fréquentés et les plus passants le long de la côte est du Canada et des États-Unis. Le trajet de Burlington à Montréal prend une heure et 42 minutes en voiture. Burlington est également la plus grande ville du Vermont. Ville universitaire régionale, Burlington abrite l’université publique phare de l’état, l’Université du Vermont, ainsi que deux petits collèges privés, le Burlington College et le Collège Champlain.

Burlington est la plaque tournante de la région métropolitaine de Burlington-South Burlington, englobant les trois comtés dans le nord-ouest du Vermont, soit Chittenden, Franklin et Grand Isle ainsi que les villes de Burlington, South Burlington et Winooski; les villes de Colchester, Essex et Williston; et le village de Essex Junction. Selon le recensement des États-Unis de 2012, la population de la région métropolitaine était estimée à 213 701 habitants, soit environ le tiers de la population totale du Vermont.

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Voici à quoi ressemblent 35 000 $ en héroïne, gracieuseté d’une perquisition et d’une saisie par la police de Burlington. PHOTO : Stéphane Brunet

Et alors que les touristes affluent toujours à Burlington pour magasiner et dîner sur la très populaire voie piétonne de Church Street, ou pour se balader le long du port qui donne sur le lac Champlain, le caporal David Clements et l’agent principal Dwayne Mellis courbent l’échine dans leur Toyota banalisée. Les agents en civil de l’Unité des crimes de la rue effectuent une surveillance de ce qu’ils décrivent comme des « activités de bas niveau », exécutant des mandats de perquisition et nettoyant les dégâts qui surviennent invariablement quand des individus accros à l’héroïne ou à l’alcool libèrent leurs démons en public.

« J’aime faire le contrôle de la conduite avec facultés affaiblies », dit l’agent Mellis, 31 ans, alors que lui et le caporal Clements, 38 ans, circulent à travers la ville, à la recherche d’une femme sous le coup d’un mandat pour vol et violations des conditions de libération sous caution. Les deux agents s’arrêtent à un parc, face à un bar à un coin de rue de Church Street. Sous un arbre est assis un groupe de sans-abris intoxiqués sur la marihuana. « Au moins ils sont tranquilles pour le moment, ils ne dérangent personne, mais nous allons les surveiller », dit Dwayne Mellis.

Quelques instants plus tard, tandis que nous roulons vers l’extrémité nord de la ville, l’œil d’aigle de David Clements aperçoit la femme sous le coup d’un mandat comme elle sort d’un dépanneur. « La voilà ! » dit-il à son collègue en garant la Toyota dans une petite rue d’où ils ont une vue complète de leur suspect qui se tient maintenant sur le trottoir un peu plus loin. Le suspect est une ancienne strip-teaseuse qui a vécu des moments difficiles et est maintenant accro à l’héroïne.

« Tu connais bien tes petites amies, n’est-ce pas », dit l’agent Mellis, taquinant son partenaire pour avoir été si prompt à reconnaître leur suspect. « Tu es doué, tu m’étonne toujours ! »

Les deux policiers rigolent encore quand ils sortent du véhicule et s’approchent de la femme, qui n’a pas le temps de réagir. Ils sont fermes, et pourtant polis avec elle et, par conséquent, elle répond de la même manière, sachant pertinemment qu’elle est prise et il n’y a aucun moyen de s’en sortir. En moins de 20 minutes, un autre véhicule de police arrive sur les lieux et la femme est emmenée au poste.

« Vous avez été gentils avec moi, je l’apprécie vraiment », leur dit-elle avant de disparaître sur la banquette arrière de l’auto patrouille. Quelques minutes plus tard, l’agent Mellis et le caporal Clements reprennent leur route dans leur Toyota banalisée. Il est 19 h 00 et le soleil est encore haut dans le ciel en cette soirée d’été. Mais dans un peu plus d’une heure, le soleil va se coucher, et c’est alors que tout le visage de la dépendance à l’héroïne se montrera à Burlington, alors que le Service de police de Burlington se prépare à affronter une autre nuit de nuisances et d’accablés.

* * *

En avril 2014, Peter Shumlin, le gouverneur du

Vermont, a fait quelque chose de très inhabituel pour un politicien. Il est entré dans la Salle des représentants dans le Capitole de l’État du Vermont, dans la capitale de Montpelier, et a prononcé son discours sur l’état de l’État. Ce qu’il a dit était surprenant, honnête, franc — et décourageant.

« Dans tous les recoins de notre état, la dépendance à l’héroïne et aux drogues opiacées nous menace », dit-il. Ce qui n’était au début qu’un problème de dépendance aux médicaments d’ordonnance et à l’OxyContin s’est transformé en une véritable crise de l’héroïne ».

Depuis l’an 2000, le  Vermont a vu une augmentation du nombre de personnes qui demandent un traitement pour les opiacés, l’héroïne représentant à elle seule près de 40 pour cent de la hausse de 2013 à 2014. Et chaque jour, des centaines de personnes sont perdues sur les listes d’attente pour des cliniques en pénurie d’effectifs. On estime qu’annuellement, entre 600 et 900 Vermontais sont traités pour une dépendance à l’héroïne, et ce chiffre croît avec chaque année qui passe.

Les décès par surdose ont presque doublé en 2013 comparativement à 2012; les crimes contre la propriété et les invasions de domicile sont à la hausse; et près de 80 % des détenus de l’état « sont soit accros ou en prison à cause de leur dépendance », a déclaré le gouverneur Shumlin.

Les routes scéniques reliant le Canada au Vermont sont devenues des pipelines pour le trafic d’héroïne, et des bandes organisées provenant de Boston, du New Jersey, de New York, de Philadelphie et aussi loin que de Chicago s’installent à travers l’état, où un sachet d’héroïne à six dollars dans leurs villes d’origine peut aller chercher autant que 30 $ à Burlington. Par conséquent, il est estimé qu’une valeur de 2 millions de dollars en drogues opiacées est maintenant introduite clandestinement au Vermont chaque semaine – une quantité stupéfiante pour un état qui, avec seulement 626 000 habitants, est la ville la deuxième moins peuplée au pays, après le Wyoming.

« Nous avons beaucoup de toxicomanes ici », dit Art Cyr, un lieutenant du Service de police de Burlington d’une grande véracité. « Il importe peu que vous soyez riche ou pauvre, la dépendance couvre une large plage de la société. Il y a une forte demande pour l’héroïne ici, et les trafiquants viennent chez nous pour y faire de gros profits. »

En avril 2013, les organismes fédéraux, provinciaux et locaux chargés de l’application de la loi et les procureurs ont lancé des campagnes ciblées pour lutter contre les drogues et les infractions graves à travers l’état. Une initiative multi-organismes baptisée Community Impact Teams (CIT) a obtenu de bons résultats dans l’ensemble du Vermont, et Burlington a fait partie de ce succès. Ainsi, des policiers travaillent auprès des centres jeunesse de la ville et autres groupes communautaires afin d’établir des liens importants et cibler les endroits clés où se produisent la criminalité et la drogue. Cela a représenté la mise en place de patrouilles supplémentaires pour les 100 policiers de première ligne sous serment du Service de police de Burlington, dans des secteurs où les trafiquants de drogue écoulent leur marchandise.

Alors que les procureurs et les forces de l’ordre ont tendance à utiliser des acronymes fantaisistes pour leur campagne de lutte contre la criminalité, le lieutenant Cyr préfère utiliser un meilleur terme.

« Nous appelons notre campagne « Knock and talks », dit-il, alors qu’un groupe de patrouilleurs et lui, y compris l’agente aux projets spéciaux Kristin Olofson, descendent vers un quartier résidentiel dans le nord de la ville reconnu pour sa grande activité de trafic de drogues. « Nous frappons aux portes des gens et nous discutons avec eux. Nous les visitons normalement une fois par mois au printemps, à l’été et au début de l’automne dans divers endroits de la ville.

« Les trafiquants ont vraiment été touchés durement, nous les avons forcés à sortir de notre secteur, et avons constaté une diminution du nombre de trafiquants qui tentent de s’établir dans notre ville », dit Art Cyr.

Cet après-midi, les agents du lieutenant Cyr se sont divisés en deux groupes pour visiter le quartier, avec Art Cyr, Kristin Olofson et le détective My Nguyen faisant du porte à porte sur les rues Cedar et Elmwood, distribuant des lettres qui, essentiellement, demandent aux citoyens d’appeler la police s’ils sont témoins de trafic de drogues dans leur quartier, et proposant même des numéros de téléphone au cas où quelqu’un aurait besoin d’aide avec un problème de dépendance.

« Nous frappons à toutes les portes durant nos Knock and talks, sans discrimination, car nous savons qu’à certains endroits, nous soupçonnons une affiliation avec les stupéfiants », ajoute le lieutenant Cyr tandis que lui et l’agente Olofson frappent à la porte d’une résidence dont la propriétaire est clairement amoureuse des chats, et où sept félins dorment à l’intérieur de sa véranda tandis qu’elle se tient debout sur les marches et chuchote aux policiers. »

La femme pointe une maison plus loin sur la rue. « Il y a beaucoup de va et vient, à toutes les heures du jour et de la nuit », dit-elle. « J’ai une fille qui ne consomme plus depuis 10 mois, et je ne veux pas qu’elle s’approche de cette merde. Il faut nous éloigner de cet environnement. »’

Art Cyr et Kristin Olofson semblent avoir trouvé de l’or alors que la femme fournit aux policiers des renseignements importants et détaillés sur les occupants de la maison située près de sa résidence et propose de garder l’œil ouvert. Elle accepte de parler à un enquêteur pour lui fournir plus de détails.

En deux heures, la campagne Knock and talks a permis de distribuer 492 lettres à chacune des portes et d’identifier plusieurs bonnes pistes, ce qui réjouit le lieutenant Cyr. Il s’agit d’un service de police communautaire dans sa forme la plus brute, et qui récolte ses fruits de citoyens qui veulent reconquérir leurs rues.

« Cette campagne est un succès », ajoute-t-il, « parce que nous continuons de nous attaquer à la  chaîne alimentaire. »

* * *

Le constable Tyler Kahlig est originaire de l’Ohio et compte quatre années de service auprès du Service de police de Burlington. « J’aime patrouiller au centre-ville », dit-il. « Il s’y passe toujours quelque chose. Ça n’arrête jamais. »

Et comme il prononce ces mots, il reçoit un appel signalant trois hommes en train de tabasser un chien au coin des rues Church et Main. En arrivant sur la scène à 20 h 30, trois jeunes sans-abris sont vautrés sur le trottoir. Un petit chien noir et blanc est couché au pied d’un homme vêtu d’une chemise de bûcheron, de grosses bottes et d’un chapeau noir. Alors que la situation semble s’être calmée, l’homme s’agite et commence à crier après le

photographe de Police & judiciaire. « Emmenez cette foutue caméra loin de moi ! Je ne veux pas qu’il prenne des photos ! » Le photographe répond en prenant d’autant plus de clichés.

Le constable Kahlig et un autre policier redirigent l’attention vers  le chien et invitent les trois hommes à s’en aller sur une autre rue, puisqu’ils ne sont qu’à quelques pas de Church Street, où se promènent les touristes et leurs familles. Les trois hommes sont manifestement intoxiqués, mais parviennent à prendre leurs biens et à s’éloigner lentement. « Je ne veux pas vous voir ici si je reviens, OK les gars? » dit-il au trio.

Quelques instants plus tard, Tyler Kahlig reçoit un autre appel. Il semble qu’un homme intoxiqué à l’héroïne menace des gens derrière le Palais de justice à une courte distance de marche. Le caporal Wade Labrecque et son partenaire canin, André, rejoignent le lieutenant Kahlig pour voir ce qui préoccupe l’homme en détresse. Le chien André est un élément important des efforts d’éradication du trafic d’héroïne du Service de police de Burlington. En 2013, André avait fait les manchettes en reniflant une cachette de 9 000 sacs d’héroïne dont la valeur avait été estimée à 126 000 $.

Au début, l’homme en détresse se calme quand il voit les policiers et André arriver sur la scène. Il est torse nu et crie à un autre homme qui se tient debout quelques pieds plus loin. Il ne faut qu’environ une minute pour que l’homme perde contrôle et se mette à lancer des insultes à la police. Il est appréhendé quelques instants plus tard, tandis qu’André le convainc qu’il est préférable d’écouter les policiers.

Pendant 48 heures, l’un après l’autre, affluent les signalements de personnes en détresse – la plupart défoncés sur l’héroïne. Une femme, criant des injures à l’extérieur d’une résidence, lançant ses chaussures à une fenêtre, demandant qu’on la laisse entrer. Une autre femme d’âge moyen, intoxiquée à l’héroïne, criant et se tirant les cheveux et la chemise à l’extérieur du Palais de justice au centre-ville, convaincue que les voix dans sa tête lui disent de se tuer, mais de s’assurer que ce soit fait en public. Une femme handicapée de 64 ans, en fauteuil roulant, à qui un parent a volé toutes ses économies. Un déferlement constant de gens désespérés, dont la vie est brisée.

Comme le souligne le lieutenant Cyr, « l’héroïne déchire les famille. »

Art Cyr et ses troupes continuent leur lutte pour assurer la sécurité de Burlington, et bien que la bataille puisse parfois paraître sombre, les hommes et les femmes chargés de l’application de la loi dans cette ville peuvent encore compter sur une poignée de main amicale et des mots bienveillants de gens ordinaires durant leurs patrouilles à pied.

« Merci de protéger notre ville », affirme une jolie jeune femme en talons hauts en se dirigeant avec son copain vers le constable Kahlig qui patrouille Church Street à pied à 2 h 15 le matin. »

En effet, il y a peut-être encore de l’espoir pour l’avenir de Burlington.

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